Je suis un consommateur compulsif de chose écrite. J'achète des journaux, quotidiens, hebdomadaires, mensuels. Parfois je me lasse de certains et les abandonne, soit pour mieux les retrouver, soit comme des amis qui n'en sont plus et deviennent des fantômes. J'achète aussi des livres, pour moi, pour avant de dormir, pour si je suis coincé quelque part et ne pas me retrouver sans lire. Je lis aussi pour mon travail, pour faire lire. Il m'arrive de penser que, comme d'autres avant moi, je lis, et donc achète des livres, pour qu'ils continuent à exister, pour qu'on n'arrête pas d'en faire. Et c'est le même raisonnement pour les journaux. Je crois que, profondément, cela a à voir avec cette idée, piochée naguère dans le Malpertuis de Jean Ray, et qui voudrait que les Dieux aient disparu parce que les gens avaient cessé de croire en eux. SI l'on n'achète plus de livres, si on ne lit plus, les livres disparaîtrons j'en suis sûr. Hélas.
J'ai toujours lu, autant que je m'en souvienne, surtout à compter de ce jour où ma mère m'a inscrit à la bibliothèque municipale qui se trouvait à proximité de mon collège. Elle me laissait libre de choisir ce que je voulais lire mais interdisait, dans ce choix-là (trois livres pour quinze jours), toute bande-dessinée. Il fallait que je lise, je venais d'entrer en sixième. J'ai donc attrapé le virus ainsi, et la maladie est devenue endémique parce que ma mère lisait elle aussi tout le temps, de tout et de rien, laissant traîner des livres partout dans l'appartement, y compris dans les toilettes. Et puis, après la municipale où j'allais à chaque fois avec une allégresse qui n'était pas sans rappeler les veilles de Noël, il y eut le Bibliobus et ce fut encore mieux. Certes il fallait encore aller jusqu'à l'endroit où il se garait mais la balade était brève et, là aussi, joyeuse. Je n'y allais pas seul non plus, mais avec mes soeurs et mon frère qui, eux aussi, à des degrés divers et différents, avaient aussi été très tôt affectés par la maladie. Après tout ils vivaient eux aussi dans un appartement jonché de livres.
Plus tard, j'ai commencé à acheter des livres. D'abord d'occasion, des secondes mains dénichées aux puces, sur les marchés, chez des bouquinistes et j'adorais cela. Cela ne me gênait pas de savoir que le livre qui était désormais le mien, avait connu un autre propriétaire qui, sans que je puisse commencer à imaginer pourquoi, s'en était débarrassé. Seul comptait le fait que je le possédais à mon tour. Je n'ai jamais eu non plus de révérence excessive à leur endroit, les écornant, écrivant dans les marges, maltraitant les couvertures, les prêtant, les perdant et, surtout, les offrant à l'occasion. C'est resté une constante, peut-être pas complètement innocente de calcul économique, mais j'ai toujours aimé offrir en cadeau des livres que j'avais achetés pour moi. Cela continue de temps à autre mais je dois avouer aussi que ces dernières années j'ai eu tendance à griffer mes livres, pour me souvenir qu'ils étaient à moi, et seulement à moi. J'achète plus de livres que je n'en lis et j'en lis bien plus que je n'en achète car on m'en prête encore, on m'en offre et il y a même des éditeurs qui m'en proposent gracieusement en pensant que je leur en commanderai le moment venu.
Mais à côté de ces livres qui s'empilent sur ma table de nuit, et que je lis au gré de mes humeurs, envies, hospitalisations et autres vacances, il y a encore et toujours les journaux. Et dans ce mot j'inclus aussi cette variété particulière, aujourd'hui qualifiée de mot-valise assez laid et signe des temps, anglo-saxon, qui est celui de mook pour magazine book. C'est une espèce étrange, toujours très soignée et agréable en main, et qui, du moins pour une des librairies où je m'approvisionne, rentre dans la catégorie des livres et donc de ma carte de fidélité.
Petite parenthèse à ce sujet tiens, avant d'oublier. Je me souviens aussi comment, longtemps, étudiant à Toulouse, j'ai toujours eu deux ou trois cartes fétiches qui ne me quittaient pas et qui n'étaient ni celle d'identité officielle ou celle d'étudiant. Il y avait ma carte de donneur de sang, celle me permettant d'aller au cinoche sans payer pendant ces deux années où animateur de radio libre, je parlais de cinéma à l'antenne avec une impudence juvénile, et celle de la librairie Ombres blanches. Cette carte, à la différence des deux autres, avait cela de magique qu'une fois achevée, c'est-à-dire remplie, elle donnait droit à une ristourne sur l'achat suivant, celui qui ouvrait une nouvelle carte. J'attendais ce moment avec une délectation inouïe car j'adorais cette idée naïve et pour ainsi dire crédule, que la librairie me faisait là un cadeau alors que, et le système est le même dans les grandes surfaces, c'était un moyen de fidéliser leur clientèle et de pousser à la consommation.
Or donc, les mooks. Aujourd'hui encore, à côté de la presse que je persiste à acheter alors que j'écoute la radio et visite régulièrement des sites d'informations, il y a plusieurs que j'achète et que j'aime à lire et à entasser en une pile précaire et mal assurée au pied de mon lit. Je pense ainsi au Tigre, à XXI et plus récemment au Feuilleton. Mais tous me renvoient à celui qui m'a fait aimer lire et ouvert des horizons qui n'ont jamais cessé de s'étendre même après sa disparition, L'Autre Journal. C'est pour lui que j'ai acheté et achète L'Impossible, le nouveau pari pascalien de Michel Butel. C'est pour lui qu'en avril, pour mes quarante cinq ans, je me suis offert le magnifique livre publié par les arènes et qui rend hommage à l'aventure de L'Autre Journal. C'est ce journal qui, entre autres personnages qui habitent toujours ma mémoire, m'ont fait découvrir Hervé Guibert, Thomas Sankara, Francis Marmande et Ania Francos. Je me souviens qu'à l'époque je l'achetais avec avidité chaque semaine, le dévorais et, le samedi venu, en faisait une chronique absolument partiale et militante dans la première émission de radio libre à laquelle je participais et que dirigeais avec gourmandise un ami qui depuis a fait son chemin et officie encore sur France Culture. Ainsi, semaine après semaine, je disais à mes partenaires de tablée, aux rares (?) auditeurs, à ma mère qui était une auditrice fidèle, tout le bien que je pensais de tel article, de telle chronique, de tel entretien. Il y avait là une urgence, une évidence, une nécessité vitales que je ne discutais pas. Par la suite je me suis abonné mais c'était peu avant qu'il ne cesse de paraître et j'en ai d'autant plus porté le deuil que je venais ainsi de m'engager, pas tant financièrement, que sensiblement. C'était comme de me faire larguer alors que j'étais, moi, amoureux. Mais c'était le contexte de l'époque qui voulait ça.
Tout ça pour vous dire que je me suis mis à dévorer le livre-hommage en quelques jours, dans le jardin ensoleillé d'un couple d'amis en vadrouille dans le Sud, et pour qui je garde un oeil sur la palanquée féline qu'ils ne pouvaient pas emporter avec eux. Et là, dans le calme relatif de leur jardin à peine troublé par les moustique, les avions dans le ciel, les petits Parisiens de la maison d'en face et les tracteurs traversant le village, j'ai retrouvé cette vigueur, cette humanité et cette exigence esthétique et sensuelle qui animait L'Autre Journal, et ça m'a fait du bien. Pardon si j'ai été un peu long.
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