mercredi 2 février 2011

monsieur, vous êtes un poète...

Les raisons de se réjouir de faire son métier d'enseignant fondent chaque jour davantage comme neige au soleil alors qu'il n'a jamais fait aussi froid et que l'hiver est carrément loin d'être terminé. Je pourrais rentrer dans les détails, vous expliquer comment ce gouvernement s'y prend pour saigner à blanc son service public, en particulier d'éducation, avec une efficacité industrielle qui me laisse dans une stupeur de somnambule ; je pourrais vous parler de ces élèves illettrés, handicapés, mal orientés, aux parcours familiaux déglingués qui auraient déprimé un Zola ; je pourrais encore vous parler de ces fichues réformes, ni faites ni à faire et pourtant faites, au mépris de leurs soit-disants bénéficiaires ; je pourrais vous dire pourquoi je ferai grève jeudi prochain.
Mais au lieu de ça je voudrais vous raconter comment, hier, je suis arrivé d'une lecture de "La mauvaise réputation" de Brassens, j'en suis arrivé à ce qu'un élève me déclare : "Monsieur, vous êtes un poète" avec dans les yeux une candeur non feinte, ignorant tout du sarcasme et de ses camarades qui l'ont aussitôt chambré.
Nous étions en train de chercher le lexique posant problème quand ils sont tombé sur "je reste coi" : de quoi ? Je leur ai expliqué le sens de la formule, puis je leur ai demandé pourquoi, selon eux, Brassens avait choisi ce mot. Et oui, que voulez-vous, même avec des CAP mécanique auto, je ne peux pas m'empêcher d'élever la barre à l'insu de leur plein gré. Et on en est arrivés à parler de rimes, de strophes, de poésie. Comme je leur demandais le sens du mot rime, l'un d'eux, celui qui a le plus de lacunes au niveau lexical, s'est lancé dans une explication intéressante mais dénuée d'exemple. Je lui ai alors demandé de me faire quelques vers rimés. Il m'a regardé avec l'air ahuri du héros qui doit désamorcer une ogive nucléaire avec un tire-bouchon. J'ai souri, éclaté d'un rire discret mais complice (avec mon for intérieur) en leur déclarant, joyeusement, que j'allais leur donner un exemple qu'ils n'oublieraient pas de sitôt.
Et j'ai commencé à écrire au tableau :
Je m'appelle Perrine
J'aime ma maman
"Monsieur, y a pas d'rimes !
– C'est vrai, un peu de patience."
Et j'ai rajouté en dessous :
Elle est dans la marine
"Alors, vous la voyez la rime ?" ai-je demandé en soulignant ine dans Perrine et dans marine. "Attendez, c'est presque fini !" et j'ai rajouté :
C'est emmerdant.
"Et voilà !"
Et là ils m'ont regardé avec un air d'absolue ingénuité, abasourdis, fixant le tableau avec une incrédulité inédite. Je n'ai donc du coup pas pu m'empêcher de leur raconter la fin de l'anecdote tirée de "La merveille", le sketch de Pierre Desproges dans lequel il finit, exaspéré par conclure son poème improvisé pour la mère de sa fille, par un "Elle est pas dans la marine/Pour le moment... comme ça si elle change d'avis, on aura qu'à changer la fin."
C'était le dernier cours de ma journée, et putain que ça m'a fait du bien...

1 commentaire:

  1. c'est vrai que tu es un "poète" ... et j'apprécie beaucoup tes billets "ma vie de prof" ; je t'encourage à en écrire beaucoup plus !

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